Celui à qui un accident massif ne laissa que quatre points de suture.

dimanche 16 décembre 2012

Urgences - Salle de soins intensifs - Quatorze heures.
6e année.


"- Un externe est attendu en déchoc 1."
C'est ainsi que nous sommes présentés l'un à l'autre.
A peine entrée derrière mon ECG, je lance mon grand "Bonjour!" habituel et sous-cortical. Il sourit, groggy et à moitié cynique.
"On peut dire ça.".

La salle de déchocage des urgences. L'une des pires affectations pour un externe.
Cette petite salle au fond du couloir où le bip-bip du monitoring peine à percer l'ennui profond crée par le bannissement de Facebook et Youtube des unités centrales hospitalières. 
La salle de soins intensifs grouille toujours de monde lorsque l'on y arrive pour le premier ECG, soit peu de temps après le dépôt par le SAMU.
Mais il ne faut pas s'y fier.
Une fois les premières thérapeutiques administrées, les premiers bilans lancés et les spécialistes convoqués, il ne reste souvent pas grand chose d'autre à faire qu'attendre.
Il est d'ailleurs amusant de constater le léger décallage entre la vision du patient du type "tournant de vie drastique et imprévu" à celle de l'externe de garde du type "démineur sur l'ordinateur face à un patient sédaté qui attend son sors".

J'ai toujours bien aimé les déchocages.
A la différence de nombre de mes amis, mes patients sont en général bien présents ou, à la rigueur, à maintenir en état d'éveil.
De ma petite hauteur d'étudiante, je n'ai en général qu'à m'assurer qu'ils sont installés le moins inconfortablement possible et ait toute latitude pour vérifier leurs bilans, jouer avec le lifepack (la boite à bips) et surtout, surtout, discuter. C'est que, j'aime bien ça, discuter.

Je me penche sur son visage immobilisé par une minerve afin qu'il puisse me replacer. Il est plein de terre. Entre les yeux, sous les narines, derrière les oreilles, sur le brancard, autour des contensions maintenant ses jambes, sous ses vêtements. Partout.
"- Enchantée, Mr Déchoquin, je m'appelle Polymnie et je suis l'externe qui vais m'occuper de vous. Je suis apprentie médecin. Nous allons fort probablement rester un moment ensemble."
Il sourit, amusé. Je pense qu'il s'attendait à a peu près tout, sauf à ça.
Alors que j'écarte son pull et sa chemise prédécoupés par le SAMU pour obtenir un joli tracé d'électrocardiogramme, je lui demande comment il est arrivé là et d'où il vient.
"- Plifouillis-la-Morne. Par la nationale. Je suis conducteur de poids-lourds."
"- Dites-donc, Plifouillis, ce n'est pas la porte à côté. Avez-vous mal ? Sur une échelle de 0 à 10."
"- 2."
"- Parfais. C'est la morphine ça. Vous êtes au CHU de la constellation de l'Hydre ici, pas à celui de la constellation du Bouvier. Vous avez soif ?"
"- Oui. Pas au Bouvier ? Mais pourquoi pas ?"
"- Ben je ne sais pas. Je vais vous mettre une compresse sur le visage. Vous êtes à jeun. Attendez, je vais demander pendant l'ECG... Il faut rester trente secondes sans parler. Parfais. Je reviens."
...
"- Ben personne ne sait pourquoi pas au Bouvier. Surement une histoire de SAMU ça. Est-ce que vous avez envie d'uriner ?"
"- Oui, mais je n'y arrive pas. Mais ça, c'est embettant. Il faut que je prévienne mon patron. Vous voyez, c'est important. Il faut que je lui dise que la cargaison ne va jamais arriver."
"- Je vais chercher l'infirmière, on va vous installer. Vous savez Mr Déchoquin, votre employeur, je pense qu'il sait."
"- Merci c'est gentil. Vous croyez ?"
"- Votre poids lourd s'est retourné sur la nationale. Vous êtes resté comme ça cinq heures. Les gendarmes sont venus. Je pense qu'il sait."

Et en effet, il y a toutes les raisons pour qu'il soit au courant.

Monsieur Déchoquin se souvient d'à peu près tout.
De son ordre de mission. Du vent qu'il y avait sur la nationale. Du moment où son semi remorque a chassé et de sa crainte foudroyante de heurter la voiture qui arrivait en face. De son mouvement brusque de volant. De la cabine qui se courbe alors qu'elle s'écrase au sol, imprimant le volant sur ses deux cuisses. De sa vitre conducteur qui éclate en mille morceaux et de la terre qui se met à entrer dans l'habitacle. De son téléphone sur le tableau de bord qui a du glisser. Des longues heures (cinq) d'attente avec de la terre plein le visage à ne pas savoir si un automobiliste va avoir l'état d'esprit d'appeller la voirie pour signaler ce triste tableau champêtre. De la scie électrique des pompiers. De la tenue blanche des médecins du SAMU. Des bienfaits de la morphine. Enfin.

"- A présent, j'attends de savoir ce qui va m'arriver."
"- Les prises de sang son parties. Vous êtes stable, alors je vais vous accompagner au scanner."
"- Vous allez rester tout du long ?"
"- Oui, on ne peut pas vous laisser sans surveillance. Je suis la surveillance. On va faire le scanner et ensuite, selon ce que cela nous montre, on prendra soin de vous."

Ce soir là, toute la constellation de l'Hydre de garde vient rendre visite à Monsieur Déchoquin.
Mon chef, d'abord. Qui suit les prises de sang de près. Mais il n'y a rien de très interessant à se mettre sous la dent, alors il repart.
Les orthopédistes, ensuite. Venus palper ces fémurs où le décalcomanie du volant tient une place difficile à manquer. Mais ils repartent. Les "simples contusions musculaires" n'étant pas assez appétissantes.
Les chirurgiens viscéraux, ensuite, qui n'obtiennent même pas une rate fracassée à se mettre sous la main.
Puis le réanimateur, détendu, qui n'a pas assez de place pour se permettre d'acceuillir un patient si stable.

L'infirmière lui pose une sonde et j'enquête pour savoir si on peut lui retirer sa minerve.
Entre deux passages, je peux continuer de gratter la terre que je retire petit à petit de son visage.
Tout cela en discutant tous les trois de la fête du paté de Salcifis. Une occasion annuelle à ne pas manquer.
A un moment, pendant que les viscéraux débattent, Mr Déchoquin et moi commençons à enquêter à la recherche du numéro de téléphone de ses parents car personne ne les a prévenus. Et puis, ils sont dans une autre galaxie, il ne faut pas l'oublier. Monsieur ne se souvient que d'un numéro de téléphone, celui de son ex. Il l'appelle, je tiens le combiné, et il lui demande de prévenir ses parents.
Je me note intérieurement d'apprendre par coeur le numéro de téléphone portable de mes proches pour éviter cette débacle de frayeurs et autres téléphones arabes.

Puis tout se délie. Je retire la minerve, on change le drap sale, on lui met une chemise, on le redresse. Il ne reste rien que les perfusions du bonheur.
Je peux enfin retirer le gros bandage sur le bras gauche de Monsieur Déchoquin.
Après un bon lavage à l'eau oxygénée et à la bétadine, toute l'horreur m'apparait. Monsieur Déchoquin nécéssite la débacle de ... Quatre points de suture.
Nous rions alors que je déballe mon nécéssaire. Si l'on écarte toute la mixture de perfusions et les soins de mes collègues infirmières, je suis celle qui réalise le soin le plus conséquent.
"- Vous allez pouvoir vous en vanter."
Il m'envoie un regard amusé et tolère avec une patience infinie le temps que je met à me remémorer mes points.

Je n'ai jamais revu Monsieur Déchoquin.
Il est reparti sur son brancard le soir même dans son service d'affectation et je l'ai salué sur le pas de la porte du déchoquage alors qu'il était minuit et demie. Ma garde était finie.
Nous nous sommes mutuellement tiré notre chapeau dans le sourire. Le sien était enfin propre.

Parfois, je repense à Monsieur Déchoquin.
Je repense ainsi au fait que je ne sois finalement jamais allée à la fête du paté de la ville de Salcifis.
Qu'il faut toujours se méfier des nationales plates et droites.
Qu'un accident sur le bord de la route n'est pas forcément passé par la case "Alerter" du fameux "Protéger - Alerter - Secourir" et ce même s'il est fracassant.
Que les gendarmes n'appellent pas les familles systématiquement, surtout si la victime n'est pas morte et qu'elle a été portée jusqu'à l'hôpital de la galaxie voisine.
Qu'avoir un axe "tête-cou-tronc" immobilisé n'est vraiment pas pratique pour se gratter une oreille pleine de terre.
Que je devrais vraiment, vraiment, à partir de maintenant, apprendre mes numéros de téléphone fétiches.
Que, quelque part, un routier se souviens peut-être de moi, au moins à cause des quatres balafres sur son avant-bras gauche.

Mais surtout, surtout, que l'on ne s'ennuie jamais en déchoquage. Et que cela n'a rien à voir avec le démineur.

Celle qui était préoccupée par sa douleur dentaire à 4 heures du matin.

samedi 1 septembre 2012

Urgences - Soins courts - N'importe quel hôpital.
N'importe qu'elle année.


"- Bonsoir !
Heu, bonjour !
Heu, bonne nuit !

Enfin, excusez-moi, que puis-je faire pour vous ?"
"- Bonsoir. Je viens parce que j'ai cette douleur dentaire horrible, là."
"- Là ?"
"- Là."
"- Depuis... ?"
"- Depuis hier soir. Le problème c'est que c'était samedi et qu'aucun dentiste n'a voulu me prendre.
Alors j'ai pris des antalgiques.
Et, ben, ça ne marche pas, j'ai mal. Alors je suis venue."
"- Mm."
"- Mm ?"
"- Mm.
Hé bien, nous allons vous donner des antalgiques.
Et puis, comme c'est dimanche, enfin, lundi, et qu'il est quatre heures du matin, hé bien, vous ne trouverez pas de dentiste qui puisse traiter cette dent. Même ici, au CHU.
Parceque, vous voyez, je ne suis pas apprentie dentiste.
Lui là-bas, mon PH, je veux dire, mon supérieur, non plus, il n'est pas dentiste.
En fait, le problème, c'est que l'hôpital et les urgences sont malheureusement remplis de médecins mais pas de dentistes."
"- Et donc, pour ma dent ?"
"- Et donc, pour votre dent, voici votre ordonnance.
Je vous souhaite bonne chance pour la suite. Pour le dentiste.
Normalement, il y en a un tas d'ouverts, le lundi, des dentistes.
Est-ce que j'ai dit trop souvent "dentiste" ? Quelle heure est-il, déjà ?"
"- Quatre heures.
Au revoir, Docteur."

"- C'est que, je suis externe moi. Seulement externe. C'est avant l'interne, alors c'est pas bien important. Mais c'est moi qui suis tatillonne.
Madame ? Ouhou ?"

Parce que je crois que La Douleur Dentaire éthérée du milieu de la nuit, nous la connaissons tous.

Tel un fantôme écossais ne trouvant jamais le repos, elle se déplace de CHU en CHU, d'hôpital en hôpital, de pays en pays.
Elle sévit préférentiellement après le coucher du soleil et favorise les dernières heures avant l'aube. Ces mêmes longues heures où les sens sont exacerbés et la fatigue omniprésente sous la blouse blanche froissée.

Cette Douleur, personne n'a jamais pu y trouver de remède.

La légende raconte que cela durera jusqu'à ce qu'un dentiste soit de garde sur place et disponible en permanence tel un vaillant chirurgien orthopédiste.

En attendant, nous, pauvres membres du corps médical, sommes condamnés à les rencontrer, impuissants, errant dans les services d'Urgence au beau milieu de la nuit. Et ce avec pour seules armes notre patience labile et nos précaires paliers OMS.

Grands Prêtres de l'ARS, pitié, entendez notre humble prière.

Celle dont la cheville en vrac sibilait.

lundi 9 juillet 2012

Urgences - Soins courts
6ème année.


Elle est assise dans son fauteuil roulant, un sourire penaud sur le visage entre deux reniflements.
Sa cheville est méchamment enflée mais elle ne lutte pas tant que ça pour marcher.
L'hésitation diagnostique est faible l'entorse sera, au pire, de gravité moyenne.
Bon gré, mal gré, je fais le bon de radio.
Un sénior m'a appris que, sous sa garde, "toute entorse entrant aux urgences ressortira avec une radio. Même si les recommandations officielles indiquent qu'elle n'est pas nécéssaire".
Pourquoi ? PQTPAN (Procès-Qui-Te-Pends-Au-Nez).

Forte de mon innocence d'apprenti médecin, de mon envie de bien faire et des casiers à dossiers en attente vide, je l'ausculte.
Ils me percutent immédiatement les tympans.
"- Un peu asthmatique, peut-être ?"
Elle affiche un sourire timide et renifle.
"- Oui, ce n'est pas top top dernièrement."
Tu m'étonnes.

Lorsque mon sénior passe vingt minutes plus tard, il réexamine rapidement la jeune fille, ne regarde pas la radio de cheville, confirme mon ordonnance et passe directement... A la radio de thorax. Il se retourne vers moi, le sourcil aérien.
Avec un air semi-coupable mais tout à fait amusé, je lui pointe du doigt le poumon chargé de la radio.
"- Elle ne sonnait pas très très clair. Je ne pouvais pas ne pas regarder."
"- Mmmmmoui."

Il pose deux trois questions de politesse à la jeune fille, lui remet ses ordonnances et décide de ne rien lui donner pour les poumons. "Et si cela ne s'améliore pas, retournez consulter votre médecin traitant."

Je sais que les urgences sont pour les urgences et qu'en traumatologie, le motif de consultation sera le résumé de la prise en charge.
Je sais que les urgences ne sont pas là pour traiter les bronchites ou les pneumopathies qui vont bien, même si elles surviennent chez des athmatiques.
Je sais qu'il faut que notre examen clinique et notre interrogatoire soient chrono car il y a toute une file de patients "urgents" derrière qui attendent pour un soin de seconde ligne et non pas une prise en charge primaire de médecine générale.

Cependant, cette fois-ci j'ai trouvé un déséquilibre d'athme et une petite pneumopathie sur un traumatisme de cheville.
Et si, à force "d'optimisation" et de PQTPAN mal placé me prodiguant des radios dont je ne saurais que faire, je passais à côté de choses bien plus importantes ? Et si j'en oubliais les petites questions simples qui mènent aux problèmes sous-jacents en cours?
A quand l'ostéoporose carabinée pour la simple fracture, à quand la métastase mal placée pour la lombosciatique, à quand le mélanome évolutif lors de la consultation pour la tension artérielle ?

Je sais que nous ne sommes pas omniscients, qu'il existe un temps pour chaque chose et qu'éventuellement, chaque chose sera (peut-être) faite en son temps.

Mais ce n'est pas facile de renoncer. Pas encore.
Je veux croire encore un peu au "scanner approfondi" d'une consultation standard. Je ne peux pas encore accepter le compromis visant à laisser un certain nombre de pathologies non traitées dans la nature juste parceque les patients n'ont rien mentionné ou que leur médecin n'a rien cherché lors de leurs multiples "consultations de routine".

Utopie, me voici.

Celui qui avalait des montres.

mardi 26 juin 2012

Stage de Chirurgie Digestive, 4ème année.
Bureau des internes.

"- Alors ?"
"- Facile, c'est une montre !"

"- Gagné !"
"- Quelle était son excuse ?"
"- Oh, il n'essaie pas vraiment de théoriser. Ce n'est pas la première fois qu'on nous l'envoie, celui-là. Il vient de Sainte-Gargouille* (*Hôpital Psychiatrique de secteur)."
"- Ah oui, d'accord."
"- Eh oui. On attend qu'elle passe le défilé du pylore puis la passe du caecum, et il sera libre de retourner avaler ce que bon lui semble."

Ce moment étrange où vous vous rendez compte que c'est l'objet présent dans le tube digestif qui  compte d'avantage que le patient lui-même ou la raison qui le pousse à gober tel ou tel corps étranger.

Cette prise de conscience terrible que l'énonciation "Il vient de Sainte-Gargouille" sert de justification indiscutable à strictement tout et n'importe quoi.

Celle qui buvait de la soude pour oublier.

mardi 19 juin 2012

Stage de chirurgie digestive, cinquième année.
Une chambre d'hébergement, perchée en ORL.


Je la dévisage en silence, attendant une quelconque réponse.
Celle-ci ne viendra pas.
Ses yeux flous s'obstinent à m'ignorer et fixent vaguement la fenêtre. On ne voit rien d'autre par la vitre que le ciel d'été. Du haut de ses quatre-vingt cinq ans et son suivi médical aléatoire, je ne suis pas persuadée qu'elle le voit, ce ciel. 

Je m'accroche à mon dossier.
D'après les infirmières, la première chose qu'elle a dit à la psychiatre a été "J'ai raté, mais je recommencerai.".

Je la préviens que je vais l'ausculter et examiner sa cicatrice. Elle serre les lèvres et sa blouse avec une force que l'on ne retrouve que chez les personnes âgées qui se défendent contre les souris blanches.
Je délivre automatiquement un flot ininterrompu de paroles visant à établir un pacte de non agression précaire. Ce faisant, je me repasse son dossier en mémoire.

Quatre-vint cinq ans, isolement social, violences conjugales ayant duré plus d'un demi-siècle, huitième tentative de suicide récupérée à l'hôpital.
La phlébotomie et la défenestration n'ont pas atteint leur but, pas plus que l'absorption de caustiques. A la différence de certains récidivistes, ce n'est pas qu'elle n'y a pas mis du sien.
Cette fois-ci, elle a avalé deux bols entiers de Destop(R).
Comme disent nos professeurs psychiatres : "Lorsqu'une personne âgée essaie de se suicider, c'est le plus souvent une réussite".
Elle vient en effet d'approcher l'auto-dissolution au plus près.

Elle accepte à contre-coeur de me montrer son abdomen espérant, à raison, que je déguerpisse ainsi plus vite.
La cicatrice est plus petite que je l'imaginais. Il y a là un drain assez propre et une sonde gastrique de nutrition entérale. Je la suis du doigt.
Effectivement, comparé aux autres cas que j'ai pu étudier dans la littérature avant de venir lui rendre visite, elle s'en "tire bien". J'entends par là que la soude n'a pas eu le temps de grignoter son estomac de l'intérieur en plus de son oesophage qui, lui, a été retiré.
Les pompiers, appelés par la famille sont arrivés exceptionnellement vite, ce qui est capital dans les brûlures par bases anioniques fortes.
Elle n'avalera plus sa salive, une petite poche dans son cou est là pour recueillir le liquide transparent.

Je ne peux m'empêcher de penser au scénario suivant qu'elle est peut-être déjà en train d'échafauder.

Je m'écarte et la laisse se reboutonner, coupant là le contact qui lui était à l'évidence douloureux.
Je m'en retourne à l'entrée de la chambre et tente un dernier regard. Recroquevillée dans son grand fauteuil, elle fixe toujours la fenêtre.
"Et celui qui appelle toujours les secours en temps et en heure, il ne peut rien faire à propos de celui qui passe ses nerfs sur elle?" Crachera mon sénior.

L'impuissance occasionnelle de notre système et le grotesque morbide dégagé par cette histoire me glacent toujours le sang.

Celui qui avait fêté ses noces de cuivre avec le rein d'un autre.

dimanche 3 juin 2012

Hôpital de jour de Néphrologie. Sixième année.
J'attrape le dossier suivant sur la pile des "Grands Bilans" et l'ouvre.


J'aime concevoir les médecins transplanteurs comme une forme d'Agence Matrimonale Nationale. "Multirégionale de l'entente HLA parfaite, pour trouver votre greffon d'amour, rien ne nous arrête ! ".

Parce qu’il faut le reconnaitre, la greffe d'organes est un processus complexe qui requiert une sacrée dose de concessions.

Le receveur, dans le besoin par définition,  accepte le greffon en faisant quelques sacrifices.
Il doit apprendre à repenser le "soi" et ainsi toute sa notion de l'autonomie. Ce qui ne doit pas être une mince affaire d'un point de vue psychologique. Il doit également faire "table rase de son passé" en rendant son système immunitaire presque muet via des traitements aux doses parfois pachydermiques.
Et pourtant, même s'ils sont parfois bougons, j'ai rarement vu les receveurs fermer totalement leur porte à cette union organisée. De cet arrangement dépend leur avenir tout entier. Techniquement, ce sont même eux qui frappent à la porte de l'Agence.
Notre receveur se languit donc (et généralement un bon moment) avant qu'enfin, la Compagnie trouve chaussure à son pied et lui propose une rencontre.

De son côté, le petit greffon, lui, n'a pas du tout la même histoire.
Rarement donné volontairement, il est bien souvent subitement arraché à son univers primitif  alors que les choses commencent à sérieusement tourner vinaigre. Toutes artères dehors, il est séparé de son organisme de naissance et est uni à un nouveau corps. Marié contre son gré à une grande machinerie plus ou moins fonctionnelle qui le dépasse mais dont il doit être un atout indispensable.
Les attentes envers lui sont donc écrasantes.

Une fois que Roméo et Juliette se sont enfin rencontrés, les transplanteurs les chouchoutent.
Ils font tout ce qu'ils peuvent pour mettre la meilleure musique d'ambiance au monde (environnement immunitaire pacifique), s'assurent que les deux se sentent à l'aise (à un niveau clinique et paraclinique) puis se cachent dans un coin (entendez derrière l'ordinateur du bureau) et font ce que toute bonne Agence Matrimoniale ferait : attendent.

Parfois, aucun des deux protagonistes ne peut se piffrer.
Soit l'un attaque l'autre par coup bas en évoquant une vielle histoire d'amour ratée : une autre transplantation qui s'était tellement mal passée que le receveur dispose depuis de l'anticorps ultime pour détruire toute relation naissante qui ressemblerait un tant soi peu à l'ancienne. Soit l'autre panique parce qu'il s'est rendu compte qu'il n'était pas chez lui et se met à cracher du feu dans tous les sens, terrifié.

Parfois, cela se passe relativement bien.
Les deux s'entendent. Ils cohabitent en faisant plus ou moins de concessions et vont tous les ans consulter à l'Agence pour leur "Grand Bilan". Ils font alors le point tous ensemble. Ce genre de relation dure en général une décennie. Dix ou quinze ans de bons et loyaux services, puis les deux se lassent, et l'histoire s'arrête là.

Et puis parfois, assez rarement mais suffisamment souvent pour que ce genre de couple improbable croise le chemin d'une étudiante bavarde, c'est le coup de foudre.
Le receveur finit par avoir vécu d'avantage avec son greffon promis qu'avec ses propres organes et le greffon se sent tellement à l'aise qu'il s'est fondu dans la masse.

Le monsieur souriant et le rein zen que j'ai côtoyés ce jour là étaient de ces tourtereaux d'infortune.
Lorsque j'ai ouvert le dossier ce matin là, je suis tombée sur la colonne pré-remplie indiquant : "Grand Bilan des trente-deux ans".

J'ai relevé les yeux vers le médecin transplanteur toujours caché derrière son ordinateur, le doigt sur la prescription de musique d'ambiance, et ai levé un pouce. Chapeau.

Celle chez qui le VIH avait été découvert fortuitement.

samedi 26 mai 2012

Une salle de consultation, je ne me rappelle plus laquelle, 6ème année.
Ce souvenir là est plutôt un flash.

La patiente suivante va entrer et je me penche sur le dernier courrier pour la connaitre un peu mieux et savoir ce qui l’amène. Le médecin qui est mon responsable à côté me laisse faire, le temps de cliquer sur son ordinateur.

Soudain, tout en haut dans les antécédents, je vois cette phrase d'infectiologue.
Cette phrase toute simple : "Nous rappelons qu'il s'agit d'une patiente de X ans chez qui la séropositivité VIH a été découverte fortuitement".
Je fronce un sourcil et vais interroger le médecin lorsqu'elle entre.

La trentaine, propre sur elle, un visage rond et souriant. Elle s'installe pour discuter de son motif de consultation de suivi n'ayant rien à voir avec ses sérologies aléatoires.
J'essaie de me la représenter, dans des années, lorsque les choses iront peut-être moins bien.
La consultation se termine, elle ressort.
Je n'ai rien suivi de ce qui s'est passé.
Je suis restée prostrée à tourner en boucle sur ces deux mots "découverte fortuitement".
Comment est-ce seulement possible ? Comment peut-on tourner une phrase de la sorte ?
Il m'arrive de tomber sur des amis fortuitement dans la rue. De décider fortuitement de ce que je vais manger à midi.
De manière fortuite. Par hasard. En tombant dessus, comme ça.
Et j'ai beau me le passer et repasser en boucle dans le crâne, si un jour mon médecin traitant m'annonce que l'on a découvert chez moi, fortuitement, le VIH,  l'hépatite C, la syphilis ou, je ne sais pas moi, une grossesse par exemple, eh bien je ne suis pas bien certaine de ce qui pourrait, fortuitement, traverser le bureau pour lui tomber dessus.

Je ne sais rien de cette patiente, de son parcours, de son opinion ni de ce qui l'a ammenée à cette sérologie, j'en ai bien conscience. Et je suis d'ordinaire l'une des premières a essayer de dédramatiser les choses.
Cependant, cette phrase m'a choquée. Et je crois bien que, quoi que je fasse, je la trouverais toujours spécialement dérangeante.
Jusqu'à ce que je mette le doigt dessus, méfiez vous de ce qui pourrait, fortuitement bien sûr, vous tomber dessus suite à la lecture de cette note.