Celui à qui un accident massif ne laissa que quatre points de suture.

dimanche 16 décembre 2012

Urgences - Salle de soins intensifs - Quatorze heures.
6e année.


"- Un externe est attendu en déchoc 1."
C'est ainsi que nous sommes présentés l'un à l'autre.
A peine entrée derrière mon ECG, je lance mon grand "Bonjour!" habituel et sous-cortical. Il sourit, groggy et à moitié cynique.
"On peut dire ça.".

La salle de déchocage des urgences. L'une des pires affectations pour un externe.
Cette petite salle au fond du couloir où le bip-bip du monitoring peine à percer l'ennui profond crée par le bannissement de Facebook et Youtube des unités centrales hospitalières. 
La salle de soins intensifs grouille toujours de monde lorsque l'on y arrive pour le premier ECG, soit peu de temps après le dépôt par le SAMU.
Mais il ne faut pas s'y fier.
Une fois les premières thérapeutiques administrées, les premiers bilans lancés et les spécialistes convoqués, il ne reste souvent pas grand chose d'autre à faire qu'attendre.
Il est d'ailleurs amusant de constater le léger décallage entre la vision du patient du type "tournant de vie drastique et imprévu" à celle de l'externe de garde du type "démineur sur l'ordinateur face à un patient sédaté qui attend son sors".

J'ai toujours bien aimé les déchocages.
A la différence de nombre de mes amis, mes patients sont en général bien présents ou, à la rigueur, à maintenir en état d'éveil.
De ma petite hauteur d'étudiante, je n'ai en général qu'à m'assurer qu'ils sont installés le moins inconfortablement possible et ait toute latitude pour vérifier leurs bilans, jouer avec le lifepack (la boite à bips) et surtout, surtout, discuter. C'est que, j'aime bien ça, discuter.

Je me penche sur son visage immobilisé par une minerve afin qu'il puisse me replacer. Il est plein de terre. Entre les yeux, sous les narines, derrière les oreilles, sur le brancard, autour des contensions maintenant ses jambes, sous ses vêtements. Partout.
"- Enchantée, Mr Déchoquin, je m'appelle Polymnie et je suis l'externe qui vais m'occuper de vous. Je suis apprentie médecin. Nous allons fort probablement rester un moment ensemble."
Il sourit, amusé. Je pense qu'il s'attendait à a peu près tout, sauf à ça.
Alors que j'écarte son pull et sa chemise prédécoupés par le SAMU pour obtenir un joli tracé d'électrocardiogramme, je lui demande comment il est arrivé là et d'où il vient.
"- Plifouillis-la-Morne. Par la nationale. Je suis conducteur de poids-lourds."
"- Dites-donc, Plifouillis, ce n'est pas la porte à côté. Avez-vous mal ? Sur une échelle de 0 à 10."
"- 2."
"- Parfais. C'est la morphine ça. Vous êtes au CHU de la constellation de l'Hydre ici, pas à celui de la constellation du Bouvier. Vous avez soif ?"
"- Oui. Pas au Bouvier ? Mais pourquoi pas ?"
"- Ben je ne sais pas. Je vais vous mettre une compresse sur le visage. Vous êtes à jeun. Attendez, je vais demander pendant l'ECG... Il faut rester trente secondes sans parler. Parfais. Je reviens."
...
"- Ben personne ne sait pourquoi pas au Bouvier. Surement une histoire de SAMU ça. Est-ce que vous avez envie d'uriner ?"
"- Oui, mais je n'y arrive pas. Mais ça, c'est embettant. Il faut que je prévienne mon patron. Vous voyez, c'est important. Il faut que je lui dise que la cargaison ne va jamais arriver."
"- Je vais chercher l'infirmière, on va vous installer. Vous savez Mr Déchoquin, votre employeur, je pense qu'il sait."
"- Merci c'est gentil. Vous croyez ?"
"- Votre poids lourd s'est retourné sur la nationale. Vous êtes resté comme ça cinq heures. Les gendarmes sont venus. Je pense qu'il sait."

Et en effet, il y a toutes les raisons pour qu'il soit au courant.

Monsieur Déchoquin se souvient d'à peu près tout.
De son ordre de mission. Du vent qu'il y avait sur la nationale. Du moment où son semi remorque a chassé et de sa crainte foudroyante de heurter la voiture qui arrivait en face. De son mouvement brusque de volant. De la cabine qui se courbe alors qu'elle s'écrase au sol, imprimant le volant sur ses deux cuisses. De sa vitre conducteur qui éclate en mille morceaux et de la terre qui se met à entrer dans l'habitacle. De son téléphone sur le tableau de bord qui a du glisser. Des longues heures (cinq) d'attente avec de la terre plein le visage à ne pas savoir si un automobiliste va avoir l'état d'esprit d'appeller la voirie pour signaler ce triste tableau champêtre. De la scie électrique des pompiers. De la tenue blanche des médecins du SAMU. Des bienfaits de la morphine. Enfin.

"- A présent, j'attends de savoir ce qui va m'arriver."
"- Les prises de sang son parties. Vous êtes stable, alors je vais vous accompagner au scanner."
"- Vous allez rester tout du long ?"
"- Oui, on ne peut pas vous laisser sans surveillance. Je suis la surveillance. On va faire le scanner et ensuite, selon ce que cela nous montre, on prendra soin de vous."

Ce soir là, toute la constellation de l'Hydre de garde vient rendre visite à Monsieur Déchoquin.
Mon chef, d'abord. Qui suit les prises de sang de près. Mais il n'y a rien de très interessant à se mettre sous la dent, alors il repart.
Les orthopédistes, ensuite. Venus palper ces fémurs où le décalcomanie du volant tient une place difficile à manquer. Mais ils repartent. Les "simples contusions musculaires" n'étant pas assez appétissantes.
Les chirurgiens viscéraux, ensuite, qui n'obtiennent même pas une rate fracassée à se mettre sous la main.
Puis le réanimateur, détendu, qui n'a pas assez de place pour se permettre d'acceuillir un patient si stable.

L'infirmière lui pose une sonde et j'enquête pour savoir si on peut lui retirer sa minerve.
Entre deux passages, je peux continuer de gratter la terre que je retire petit à petit de son visage.
Tout cela en discutant tous les trois de la fête du paté de Salcifis. Une occasion annuelle à ne pas manquer.
A un moment, pendant que les viscéraux débattent, Mr Déchoquin et moi commençons à enquêter à la recherche du numéro de téléphone de ses parents car personne ne les a prévenus. Et puis, ils sont dans une autre galaxie, il ne faut pas l'oublier. Monsieur ne se souvient que d'un numéro de téléphone, celui de son ex. Il l'appelle, je tiens le combiné, et il lui demande de prévenir ses parents.
Je me note intérieurement d'apprendre par coeur le numéro de téléphone portable de mes proches pour éviter cette débacle de frayeurs et autres téléphones arabes.

Puis tout se délie. Je retire la minerve, on change le drap sale, on lui met une chemise, on le redresse. Il ne reste rien que les perfusions du bonheur.
Je peux enfin retirer le gros bandage sur le bras gauche de Monsieur Déchoquin.
Après un bon lavage à l'eau oxygénée et à la bétadine, toute l'horreur m'apparait. Monsieur Déchoquin nécéssite la débacle de ... Quatre points de suture.
Nous rions alors que je déballe mon nécéssaire. Si l'on écarte toute la mixture de perfusions et les soins de mes collègues infirmières, je suis celle qui réalise le soin le plus conséquent.
"- Vous allez pouvoir vous en vanter."
Il m'envoie un regard amusé et tolère avec une patience infinie le temps que je met à me remémorer mes points.

Je n'ai jamais revu Monsieur Déchoquin.
Il est reparti sur son brancard le soir même dans son service d'affectation et je l'ai salué sur le pas de la porte du déchoquage alors qu'il était minuit et demie. Ma garde était finie.
Nous nous sommes mutuellement tiré notre chapeau dans le sourire. Le sien était enfin propre.

Parfois, je repense à Monsieur Déchoquin.
Je repense ainsi au fait que je ne sois finalement jamais allée à la fête du paté de la ville de Salcifis.
Qu'il faut toujours se méfier des nationales plates et droites.
Qu'un accident sur le bord de la route n'est pas forcément passé par la case "Alerter" du fameux "Protéger - Alerter - Secourir" et ce même s'il est fracassant.
Que les gendarmes n'appellent pas les familles systématiquement, surtout si la victime n'est pas morte et qu'elle a été portée jusqu'à l'hôpital de la galaxie voisine.
Qu'avoir un axe "tête-cou-tronc" immobilisé n'est vraiment pas pratique pour se gratter une oreille pleine de terre.
Que je devrais vraiment, vraiment, à partir de maintenant, apprendre mes numéros de téléphone fétiches.
Que, quelque part, un routier se souviens peut-être de moi, au moins à cause des quatres balafres sur son avant-bras gauche.

Mais surtout, surtout, que l'on ne s'ennuie jamais en déchoquage. Et que cela n'a rien à voir avec le démineur.

2 commentaires:

Vert Bétadine a dit…

Mais que c'était bon d'être étudiant... Aujourd'hui, ça m'arrive tellement moins de prendre le temps d'être en relation avec les gens! Et c'est pourtant ce qu'on a de mieux pour les soigner.

Anonyme a dit…

Chouette post !

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